Panorama 23

24 sep.
— 31 déc. 2021

Avec le prêt exceptionnel d’œuvres du LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq

(…) Plus je m’imprègne des projets des artistes de cette édition, de leurs travaux, plus j’ai le sentiment qu’ils ont affaire avec l’activité de l’esprit et du corps qu’est le rêve. Ne sommes-nous pas faits de son étoffe?  Non pas celle  de  rêves-échappatoires,complaisant  à  la  quincaillerie  du  merveilleux,  mais d’imaginaires actifs répondant à une réalité, aujourd’hui inquiétante, dangereuse, peut-être… Le rêve est une pensée qui répond àun état de la matière, à la menace permanente de la gravité, du poids desêtres et des choses, …, un rêve, des rêves contre les tropismes de l’époque… Avec eux, comme pour l’écrivain autrichien Georg Trakl ou le poète américain Jack Spicer, il faut concevoir une autre topique et aller «s’établir ailleurs». Jean-Claude Carrière et Luis Buñuel convenaient que le rêve est essentiel car il estla seule vraie victoire contre le temps… Le temps comme mesure, le temps comme inertie, comme calendrier. Ce «temps» là, les rêves le désarment. Les films ou les installations de Panorama 23, utilisant le dessin comme l’art électronique, la sculpture, comme la réalité virtuelle, la théorie comme la poésie, ne cèdent jamais aux complaisances de l’idéologie, pour mettre en crise le monde avec lequel ils «débattent».Ils se démarquent des discours rhétoriques et des slogans. Ils se détournent de cette économie du sens pour nous proposer de penser «par le rêve». Ils côtoient, avec une grande liberté, les utopies littéraires ou  scientifiques.  J’ai  le  sentiment,  en  2021,  qu’ils  remettent  en  selle,  qu’ils  «rebranchent»  les puissances du rêve, auxquelles ils accordent leur confiance pour avancer, pour projeter dans l’univers leurs espaces et leurs formes. A ce sujet, je crois qu’ils ne désavoueraient pas ces phrases du cinéaste Philippe Garrel,dans un entretien avec Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Jacques Rivette dans les Cahiers du cinémade Septembre 1968, «Je voulais me référer au rêve; et je me suis dit que la façon dont on réceptionnait le rêve était en soi muette. On a des rapports avec des signes; qu’on codifie après par le langage; mais la façon de percevoir est muette. J’ai tenté d’approcher l’état de prise de vue qu’on a sur le rêve c’est-à-dire qu’on ne réagit pas intellectuellement, qu’on est perdu dans le labyrinthe qu’on parcourt».(…)

Olivier Kaeppelin

… Par le rêve…
By the dream

« Pour commencer, nous
n’avons de plan d’aucune sorte pour
bâtir notre corps. Pas de projet, de dessin
d’architecte, ni de croquis. Il y a bien des instructions
mais, si elles agissaient de la même façon que les vingt-mille
gênes servant à construire notre corps il n’y aurait aucun
lien évident entre elles et l’allure finale de notre
maison, exactement pour les mêmes raisons
qu’il n’y a aucun lien évident entre
la recette de cuisine et
l’aspect du gâteau. »

Magdalena Zernicka-Goetz


Il est toujours intense et surprenant de voir se révéler les liens actifs entre les œuvres. C’est un moment, exceptionnel et heureux, d’observer un « arc électrique » s’éclairer entre les créations qui sont, à la fois, l’origine et le véhicule du sens. Sans doute peut-on dire « des sens » car il arrive de ne rien pouvoir expliquer de cette relation si ce n’est que nous l’éprouvons. Elle nous conduit, cependant, trouvant, parfois grâce aux mots, parfois sans les mots, un chemin ou les balises d’un territoire. Ce territoire n’est plus, celui d’un seul artiste ou d’un seul « point de vue ». Il se peuple d’une myriade de signaux, de feux ou, dans le sens de Georges-Didi Huberman, de lucioles que chaque créateur génère par une suite de conversations secrètes. Cette expérience est, pour moi, celle de l’exposition Panorama 23 au Fresnoy, où l’espace, peu à peu, « se charge » de foyers multiples. Il ne s’agit pas de penser cette scène comme une addition d’univers, l’un après l’autre, mais, au-delà de chaque œuvre, de la penser comme un flux, un champ, un espace-temps quantique ou, plus simplement, un cloud.


Plus je m’imprègne des projets des artistes de cette édition, de leurs travaux, plus j’ai le sentiment qu’ils ont affaire avec l’activité de l’esprit et du corps qu’est le rêve. Ne sommes-nous pas faits de son étoffe ? Non pas celle de rêves-échappatoires, complaisant à la quincaillerie du merveilleux, mais d’imaginaires actifs répondant à une réalité, aujourd’hui inquiétante, dangereuse, peut-être… Le rêve est une pensée qui répond à un état de la matière, à la menace permanente de la gravité, du poids des êtres et des choses, …, un rêve, des rêves contre les tropismes de l’époque… Avec eux, comme pour l’écrivain autrichien Georg Trakl ou le poète américain Jack Spicer, il faut concevoir une autre topique et aller « s’établir ailleurs ». Jean-Claude Carrière et Luis Buñuel convenaient que le rêve est essentiel car il est la seule vraie victoire contre le temps… Le temps comme mesure, le temps comme inertie, comme calendrier. Ce « temps » là, les rêves le désarment. Les films ou les installations de Panorama 23, utilisant le dessin comme l’art électronique, la sculpture, comme la réalité virtuelle, la théorie comme la poésie, ne cèdent jamais aux complaisances de l’idéologie, pour mettre en crise le monde avec lequel ils « débattent ». Ils se démarquent des discours rhétoriques et des slogans. Ils se détournent de cette économie du sens pour nous proposer de penser « par le rêve ». Ils côtoient, avec une grande liberté, les utopies littéraires ou scientifiques. J’ai le sentiment, en 2021, qu’ils remettent en selle, qu’ils « rebranchent » les puissances du rêve, auxquelles ils accordent leur confiance pour avancer, pour projeter dans l’univers leurs espaces et leurs formes. À ce sujet, je crois qu’ils ne désavoueraient pas ces phrases du cinéaste Philippe Garrel, dans un entretien avec Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma de Septembre 1968, « Je voulais me référer au rêve ; et je me suis dit que la façon dont on réceptionnait le rêve était en soi muette. On a des rapports avec des signes ; qu’on codifie après par le langage ; mais la façon de percevoir est muette. J’ai tenté d’approcher l’état de prise de vue qu’on a sur le rêve c’est-à-dire qu’on ne réagit pas intellectuellement, qu’on est perdu dans le labyrinthe qu’on parcourt ».


En 2021, à étudier et à monter les projets des artistes de Panorama 23, je crois que chacun, discerne, avec sérénité, acuité ou véhémence, la présence de ce labyrinthe, ils en jouent, ils le déjouent mais, plus encore, ils le démystifient grâce à leurs visions oniriques permettant de s’éloigner du temps asphyxiant d’une société inaccomplie. Non pour l’oublier mais pour y revenir « autres par le rêve » comme on dit par la rivière, « by the river », pour le défaire cherchant un monde qu’il s’agit d’habiter, dans le sens d’Hölderlin[2], grâce au mouvement permanent qui fonde le réel, par la rivière c’est-à-dire, par la nature, la société et la personne. Nous y sommes funambules parfois somnambules, danseurs ou chercheurs d’or. Souvenons-nous de John et Pear, les enfants de La Nuit du chasseur de Charles Laughton, dont l’un des scénaristes est James Agee, l’auteur du roman initiatique La Veillée du matin, ils reviennent à la vie par la rivière, par le rêve qui, sous la lumière de la lune, leur ouvre une vie nouvelle. Ils découvrent la transparence des règnes, des éléments, des espèces animales ou humaines. Ils se rencontrent suivant le tracé du fleuve, les arbres, les roseaux, les poissons, chouettes, tortues, les araignées, l’oiseau dans sa cage, les lapins, les nénuphars, chiens, vaches, grenouilles et les reflets de lumières sur l’eau. Le mouvement est celui d’une barque non pas sur le Styx, ni vers les Enfers, mais sur l’eau, vers un éveil à la merveille d’une nature qu’ils inventent et qui les sauve.


Dans ces projets de Panorama, le spectateur participe à l’être des insectes, des mammifères, de la fleur, du devenir-feuille, de la mémoire des villes, de l’énergie sexuelle, de l’orgone, des étoiles ou de la neige qui disparaît… Le songe nous métamorphose en chacun de ses « principes » sans que nous sachions s’il s’agit d’un souvenir ou d’un devenir. Le rêve dissout le temps, les catégories, les règnes aussi. Ce pari, cette confiance accordée aux différents processus de l’inconscient, cet usage des hypothèses de la science et de la science-fiction sont autant de questions posées aux composants de notre univers, autant de théâtres qui les formulent.


Ils sont sur la scène du Fresnoy au nombre de quatre :

– Le premier existe dans des face-à-face avec la présence humaine. Le regard suit une ligne horizontale. Il interroge les acteurs devant lui. Ils sont présents dans les photos, les dessins, les vidéos, les peintures, les performances ou ils nous échappent déclinés dans de multiples dimensions de l’espace grâce aux créations numériques.

– Le deuxième invite le regard à se lever sur le lointain, le paysage par exemple au sein de cette frange entre le ciel et la terre, habitée par l’écosystème de leurs relations.

– Le troisième propose à la vue de poursuivre, de continuer à s’élever, les acteurs devenant des planètes, des galaxies. Dans certains travaux, le sens se renverse et comme sur nos IPhones, ils chutent dans des abîmes jusqu’à ce que nous perdions le fil et qu’il n’y ait plus de reconnaissance visuelle possible. C’est l’univers des fosses océaniques, des sonars, des réseaux ou encore de la fascinante matière noire.

– Le quatrième est « indiciellement » présent mais ne peut s’observer, il est une conséquence théorique, il est présupposé par la mémoire des archives, les « datas », les modélisations, le calcul. Il est le fruit d’hypothèses conceptuelles, grâce à des jeux entre des cellules imperceptibles, entre les ondes et les particules. L’intrigue se manifeste par des cartographies, des encodages, des saisies systémiques ou des suppositions mathématiques.


Le rêve traverse tous ces théâtres, son travail anime l’ensemble des créations de Panorama 23, ce travail a pour objet la réalité sociale ou l’intime d’une biographie. Il est le principe dynamique, « élastique » de l’exposition des travaux individuels ou collectifs comme dans le cas de Laure Prouvost qui a animé un groupe de création.

La petite et la grande nef du Fresnoy, leurs différents niveaux, leurs coursives composent un plateau pour la circulation des regards, d’une séquence d’architecture à une autre. Il accueille les circumductions, les échanges entre les récits du corps, ceux de la végétation, de l’air, mixés avec les rythmes des déplacements et des respirations. Dans ce champ le réel y est sans cesse changé par le virtuel mais n’est-ce pas la définition même du réel ?


C’est, précisément, à partir de cette définition que Le Fresnoy est habité par les fragments de narrations, les projections, les œuvres. Elles sont autant d’interrogations manifestées sous la forme de la dépense onirique, utopique, grâce aux technologies les plus novatrices que nous avons choisi, avec Pascale Pronnier, d’associer à des œuvres manifestées par d’autres techniques plus primitives, créées par des artistes de l’art brut. Ce « grand écart » matériel et formel augmente, dilate, « ouvre » l’espace de l’exposition bordé par des œuvres de bric et de broc, de truc et troc, dialoguant avec des œuvres portées par les recherches scientifiques, numériques, immatérielles du siècle. Cet échange a été possible grâce au savoir de Christophe Boulanger et aux équipes du LaM de Villeneuve d’Ascq et de son fonds d’art brut. Je crois à la richesse du dialogue entre des artistes qui, en 2021, expriment les différences et les singularités de l’acte créatif. A côté des commutations instantanées à travers le macrocosme contemporain, demeurent les paroles, les bouches des hommes et des femmes qui les prononcent, avec leurs accents, leurs phonétiques, leurs vocabulaires irréguliers. Notre réel est fait de cela, de ce dialogue étonnant qui ne fait que commencer. Je l’imagine, pendant la durée de l’exposition, jour et nuit, entre les hologrammes, les images 3D et les ex-votos en bois, les sculptures composées de rebuts ramassés et rassemblés, dans de mystérieux congrès, les dégageant de la férule de l’époque et du temps. Elles nous rappellent, entre veille et sommeil, que l’art à partir du plus archaïque comme du plus novateur, a la capacité par la surprise, de créer des présences, des expériences qui sont de puissants viatiques pour comprendre et inventer le futur. A nous de les débusquer, de les déchiffrer.


Olivier Kaeppelin, commissaire de l’exposition

Les artistes


Amélie Agbo, Judith Auffray, Guillaume Barth, Moufouli Bello, Olivier Bémer, Younès Ben Slimane, Santiago Bonilla, Ghyzlène Boukaïla, Gregor Božič, Alice Brygo, Emanuele Coccia, Anaïs-Tohé Commaret, Guillaume Delsert, Juliette Dominati, Vincent Duault, Rony Efrat, Elliot Eugénie, Joan Fontcuberta, Faye Formisano, Charles Fosseprez, Dora García, Julián García Long, Vera Hector, Isabella Hin, Che-Yu Hsu, Dorian Jespers, Olivier Jonvaux, Yongkwan Joo, Lina Laraki, Samuel Lecocq, Lefebvre Zisswiller, Lou Le Forban, Gohar Martirosyan, Kendra McLaughlin, Joachim Michaux, Magalie Mobetie, Lou Morlier, Toshihiro Nobori, Daniel Peñaranda Restrepo, Laure Prouvost, Chuxun Ran, Céleste Rogosin, Stéphanie Roland, Anhar Salem, Inès Sieulle, Marie Sommer, Ana Elena Tejera, Guillaume Thomas, Louise Tilleke, Trương Minh Quý, Janaïna Wagner, Agata Wieczorek, Malte Zander, Yunyi Zhu

Commissaires


Olivier Kaeppelin