C’EST PAS DU CINÉMA
21 janv.
— 24 mars 2002

Non la vidéo ne doit pas se définir ou s’apprécier par rapport au cinéma auquel presque tout l’oppose, sauf les apparences, mais à la photographie. Au point que j’ai envie de proposer, en prémisse, cette définition, paradoxale si l’on veut, et même si l’on devra plus tard, un peu, la nuancer : la vidéo c’est de la photographie animée.
La vidéo c’est d’abord un espace ou, mieux, un territoire plus qu’une spécificité difficile à cerner, une pratique, un outil regardés avec méfiance, même si d’immenses artistes, comme Nam June Paik ou Wolf Vostell, s’en sont rapidement emparés, une sorte d’objet non identifié dont on ne savait pas trop quoi faire (comme on ne savait pas trop quoi faire de la photographie lorsqu’on l’inventa) et qu’on utilisa d’abord pour établir la documentation de performances.
Oui, longtemps, tout cela tâtonne. Se cherche. Part dans toutes les directions, et crie, en même temps, à hue et à dia. Aujourd’hui encore, alors que tous les artistes pratiquent peu ou prou la vidéo, on se trouve bien en peine de dire exactement en quoi elle consiste. La photographie tout le monde vous en donne une définition à peu près convaincante, le cinéma aussi ; mais la vidéo ? Même les spécialistes restent muets. Ils racontent volontiers son histoire, analysent, bien ou mal, mais sans hésitation, chaque œuvre. La « réflexion » s’arrête là.
Il en va à peu près de même pour la télévision.
Partons donc de là, de cet art cousin, au moins par l’outil qui les diffuse : le moniteur.
Orson Welles a donné – dans ses fameux entretiens accordés aux Cahiers du Cinéma en juin 1958 – sinon une définition, du moins une appréhension originale et profonde qui me paraît un modèle à suivre pour aborder, à notre tour, la vidéo d’un point de vue artistique : « C’est une forme merveilleuse, dit-il, où le spectateur n’est qu’à un mètre cinquante de l’écran, mais ce n’est pas une forme dramatique, c’est une forme narrative. La télévision est le moyen d’expression idéal du conteur. (…) Sa richesse n’est pas une richesse plastique, mais une richesse d’idées. À la télévision, on peut dire dix fois plus en dix fois moins de temps qu’au cinéma, parce qu’on ne s’adresse qu’à deux ou trois personnes. Et, par-dessus tout, on s’adresse à l’oreille. Pour la première fois, à la télévision, le cinéma prend une réelle valeur, trouve sa réelle fonction, du fait qu’il parle, car le plus important est ce que l’on dit et non pas ce que l’on montre. Les mots ne sont donc plus les ennemis du film : le film ne fait qu’assister les mots, car la télévision n’est en fait que de la radio illustrée. »
« Trouve-t-il, lui demande-t-on, le public aussi attentif devant sa télévision qu’au cinéma ? Plus attentif, répond Orson Welles, parce qu’il écoute au lieu de regarder. Les téléspectateurs écoutent ou n’écoutent pas, mais s’ils écoutent si peu que ce soit, ils sont bien plus attentifs qu’au cinéma, car le cerveau est plus engagé par l’ouïe que par la vue. Pour écouter, il faut penser : regarder est une expérience sensorielle plus belle peut-être, plus poétique, mais où l’attention a une moins grande part. » Voilà une manière d’analyser et d’aborder un domaine, sans le définir – donc sans l’arrêter, sans le fixer – qui me va.
C’est, étrangement, en lisant le remarquable petit ouvrage d’André Boucourechliev sur Beethoven que m’est apparu ce à quoi pouvait ressembler l’être profond, sans doute, de la vidéo.
À propos des « 33 variations sur une valse de Diabelli », Boucourechliev, après avoir parlé d’espace et de temps « virtuellement réversibles », affirme que ces trente-trois variations « ne sont pas les éléments partiels d’un processus en développement et, quoiqu’elles forment parfois des couples ou des groupes, elles ne se déroulent pas selon un ordre nécessaire, inéluctable ». Il parle d' »ordonnance non privilégiée sur la trajectoire du temps » et précise : « On pourrait les penser non en ligne droite, à la suite les unes des autres, mais comme en un cercle de métamorphoses, sans commencement ni fin, ou mieux encore comme une galaxie où chaque étoile, de même « grandeur » est équidistante de toutes les autres. »
La vidéo peut être appréhendée exactement ainsi.
Elle fonctionne à la fois dans le temps – le ruban magnétique se déroule pendant un certain nombre de secondes ou de minutes – et simultanément, dans un temps extrêmement particulier, comme en dehors du temps – il n’y a pas de vraie progression « dramatique » -, d’où un effet semblable à celui décrit par Boucourechliev « sans commencement ni fin », un sentiment de « métamorphose ».
Nam June Paik qui, à l’origine, était compositeur (il a étudié avec Cage, Nono et Stockhausen) ne dit-il pas : « Le temps est le grand adversaire dont il s’agit de briser la loi en l’étirant, le condensant, le hachant menu pour le rythmer, le renverser grâce à la vidéo. »
On a comparé, à tort – en raison de leurs dimensions généralement modestes, voire très modestes -, la vidéo à la nouvelle. Ce n’est voir là qu’un aspect superficiel de la question : la dimension. Si l’on veut une comparaison littéraire, c’est au poème qu’on doit songer. Le poème, comme tout texte, s’inscrit dans un temps, celui de la lecture ; mais, se donnant à lire comme une découpe, un fragment, il échappe à ce temps-là (celui d’une évolution dramatique) pour s’imposer comme une globalité, dans une sorte de hors temps où il est perçu d’un seul tenant, comme une entité. Nous avions parlé de cela avec Claude Simon, « nouveau romancier » obsédé par la peinture « qui peut s’appréhender d’un seul coup d’œil contrairement au roman », disait-il avec gourmandise et envie. Claude Simon s’efforçait, à la fin de sa vie, à traduire, dans une sorte de cubisme écrit, cette manière d’appréhender en une seule fois la réalité du monde : le poème est le seul objet littéraire à échapper à la fatalité du temps.
La vidéo est un poème visuel.
Un instantané en mouvement, un mouvement suspendu, un fragment.
C’est une découpe généralement courte – voire très courte – dans le temps, une saisie, un prélèvement, voire un gros plan, comme dans le théâtre Kabuki où le spectateur occidental s’étonne parfois d’entendre la salle éclater en applaudissements alors que rien de remarquable ne paraît se passer justifiant un tel enthousiasme : c’est que l’acteur principal s’est arrêté et, bien campé sur ses jambes, soulève un sourcil : c’est un gros plan. Et, pour le public japonais, un peu comme le contre-ut de la diva. Très souvent les vidéos, ayant isolé, comme on l’a dit, un fait, un moment, le mettent en boucle : ainsi se trouve renforcée l’impression de « gros plan » qui atteint en même temps à l’épiphanie et s’annihile dans la répétition. On peut dire maintenant : Wegman avec son chien faisant son numéro pendant vingt secondes c’est de la vidéo, Serge Comte qui chantonne en se rasant c’est de la vidéo, Paul-Armand Gette filmant sa montre, c’est de la vidéo. J’ai envie de dire aussi que, paradoxalement, les premiers films de Warhol (« Sleep », « Empire »), si longs, mais si somnambuliques, c’est de la vidéo. Nico, dans « Chelsea Girl » qui coupe sa frange blonde pendant je ne sais combien de minutes, c’est de la vidéo. Du temps réel, peut-être mais étiré, comme suspendu. Sans vrai commencement, sans vraie fin.
Mais peut-on dire que tout s’origine chez Jackson Pollock, comme l’affirme Michael Rush « spécialiste des nouveaux médias », dans un livre paru dans le premier trimestre de l’an 2000 sur « Les nouveaux médias dans l’art ? ».
L’argument avancé par le « titulaire d’un doctorat d’Harvard » est celui-ci : avec Pollock l’action (picturale) prend pour la première fois le pas sur le sujet peint. De l' »action painting » à la performance il n’y a qu’un pas, et, de la performance au multimédia, qu’un grand écart.
C’est vraiment voir l’art par le petit bout de la lorgnette, selon une logique simpliste, tout s’organisant pour arriver à ce qu’on veut démontrer. « Un contingent international d’artistes qui regroupait notamment Allan Kapprow, Georges Matthieu, Yves Klein, Atsuko Tanaka, Otto Muehl, Günther Brus, Joseph Beuys, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Robert Rauschenberg et Piero Manzoni, prolongea bientôt l’art gestuel de Pollock par la création de performances, happenings et autre événement concrets »… écrit-il… Et voilà, c’est aussi simple que cela !
Mais quel potage !
Examinons.
L’action, avec Pollock, prenant le pas pour la première fois sur le sujet peint ? Pourquoi pas Fragonard ? « Le verrou » n’est-il pas tout entier régi par cet appétit-là, par un irrésistible mouvement, comme la touche aussi qui vibre, pétille et file, et gicle, bouge, pleine de vivacité et d’esprit. Il n’y a pas seulement de la vivacité, non : la peinture, toute entière danse. Et Fragonard avec.
Ah, certes, il ne fournit pas le kit explicatif avec. Ah, certes, Fragonard a eu la mauvaise idée, non seulement de n’être pas américain, mais encore d’exercer ses talents au XVIIIè, période sur laquelle personne de sérieux, s’intéressant à l’art d’aujourd’hui, ne saurait s’interroger.
Je sais.
Je sais aussi, comme tout le monde, que Pollock, « le héros », permettait à la société américaine des années 40 et 50 de s’imposer sur le territoire de l’art face à l’Europe, encore dominatrice en ce domaine, grâce à un concept terriblement américain : l’action.
Mais, faut-il avaler qu’il n’y a pas d’autres raisons, chez Yves Klein, que celles de « prolonger » Pollock ? Ou chez Otto Muehl. Ou chez Manzoni. Ou chez Beuys. Et à peu près chez tous les autres mentionnés dans le texte de Michael Rush…
On croyait tout cela su ; mais il faut sans doute le rappeler : dans les années 60 il y eut dans toute l’Europe, au Japon et aux États-Unis, un profond et violent mouvement d’opposition au marché qui s’accordait avec la contestation de la société de consommation.
C’est de ce mouvement, surtout, qu’est née, chez un certain nombre d’artistes, la volonté de faire de l’art en dehors des structures liées au marché : galeries, musées, système critique. Les artistes du Land Art ont œuvré dans la nature, créant des objets artistiques qui ne pouvaient pas se vendre parce qu’inatteignables (situés qu’ils étaient dans des déserts, des montagnes) et intransférables dans un appartement ou un musée. Les artistes du Body Art exposaient leur corps martyrisé comme une offrande mais non comme un objet à vendre.
En outre, tout cela se situait, d’une manière affirmée, dans l’éphémère et s’opposait, là encore, aux lois du marché.
Quand Richard Long marche dans l’herbe et considère la trace inscrite là comme une œuvre, on atteint une limite extraordinaire qui ouvre, dans l’art, avec ce « presque rien », une brèche qui choquera ceux qui considèrent qu’à la base de l’activité artistique il y aurait je ne sais quel souci d' »éternité ». Certes, ce souci existe ; mais le souci inverse également, tout aussi profondément à l’œuvre chez n’importe quel artiste. En 1949 William Faulkner n’écrit-il pas à son ami Cowley : « C’est mon ambition d’être, en tant qu’individu, supprimé, évacué de l’histoire, sans y laisser aucune trace, aucun déchet hormis mes livres imprimés ; il y a trente-cinq ans j’aurais dû être assez clairvoyant pour ne pas les signer comme certains auteurs élisabéthains. Mon but, auquel tendent tous mes efforts, est que la somme de l’histoire de ma vie tienne dans la même phrase qui sera à la fois ma nécrologie et mon épitaphe : il fit des livres et il mourut. »
C’est pourquoi le « Land art » anglais me paraît, globalement, plus intéressant que l' »Earth art » américain qui implique, avec les projets géants de Walter de Maria, de Michael Heizer, de Robert Smithson, la mise en œuvre de budgets énormes pour la production de ces œuvres et, par conséquent, le retour presque immédiat dans le giron du marché de l’art. Les « Land artistes » anglais ont un autre intérêt : avec ces actions dans le paysage ils ont utilisé la photo comme trace de leurs actions éphémères et lointaines. Les « Body Artistes » aussi : Gina Pane, Michel Journiac, Otto Muehl, Rudolf Schwarzkogler, Günther Brus.
Oui, la photo a servi à enregistrer le souvenir de ces moments. Le super 8 et la vidéo aussi. Mais, pérennisant ce qui avait été conçu pour l’éphémère, la photo et la vidéo n’ont-elles pas contribué à en trahir l’esprit ? D’autant plus que si, au départ, l’œuvre c’était l’action et la photo ou la vidéo une simple trace, un document fait sans soin particulier, destiné simplement à conserver un souvenir de l’œuvre, rapidement ces documents ont été vendus, on y a apporté de plus en plus de soin jusqu’à concevoir l’action par rapport à la photo ou à la vidéo qu’on en ferait, la photo ou le film, ou la vidéo devenant, dès lors, l’œuvre véritable… Sans doute ; mais qu’importe : la vraie irruption de la photo, du super 8 et de la vidéo, dans le champ de l’art, date de ce moment là et de ce dévoiement là. C’est cela qui nous intéresse ici.
On n’oubliera pas, dans ce rapide tour d’horizon, l’influence du Black Moutain College avec John Cage et celle de Fluxus, avec Maciunas, Brecht, Nam June Paik, qui souhaitaient abattre les frontières entre l’art et la vie.
Pour Cage tout était musique. C’est ainsi qu’une des compositions de La Monte Young consiste à lancer dans l’air un papillon. Et le compositeur s’écrie : « N’est-ce pas merveilleux si quelqu’un écoute quelque chose qu’ordinairement il est supposé regarder ? » On peut dire que « tout » Fluxus est là.
Et là, ne sommes-nous pas beaucoup plus près de Dada que de Pollock ? Plus près du non-agir « zen » que de l’action ?
« Je veux parfaire le dadaïsme avec de la musique », dit Nam June Paik. Il le fera aussi avec la vidéo, dans l’esprit Fluxus d’abord, s’en éloignant ensuite pour devenir l’un des inventeurs de l’art vidéo.
Cela pourrait commencer ainsi : Enfin Nam June Paik vint…
« Plus je travaille avec la télé plus je pense au néolithique », dira-t-il, ayant conscience d’œuvrer aux origines de cet art nouveau. Et il précisera : « J’étais sûr que la décade de musique électronique serait nécessairement suivie par une décade de télévision électronique ». Volf Vostell dira « j’étais le premier » dans un texte célèbre où il revendique d’avoir été, en 1958, le premier artiste à intégrer un téléviseur (diffusant une image brouillée) dans une œuvre d’art. Rappelons ici que la « télévision radiodiffusée » a débuté, pour le grand public, vers 1936 grâce au perfectionnement des analyseurs d’images, mais que les systèmes actuellement en usage ne se sont développés qu’à partir de 1941 aux USA et en 1951 en Europe, que la télévision en couleur est née aux USA vers 1953 avec le système NTSC qui ne se développe en Europe que vers 1966 avec les systèmes PAL et SECAM. Rappelons, pour finir sur ces données techniques, que la première caméra vidéo portable a été mise en vente par Sony sur le marché américain en 1965.
Fasciné par la télévision naissante, mais comme il l’était par toutes les nouveautés techniques, Marinetti avait publié, au début des années 30, un manifeste intitulé « Il teatro futurista aeroradiotelevisivo ».
Selon Friedemann Malsch, excellent spécialiste, lui, de cet art, la première œuvre faisant appel à la vidéo est signée Georges Brecht ; mais elle n’a jamais été représentée. « Dans son cahier de notes, à la date du 25 juin 1959, dit-il, on trouve l’ébauche d’une « television piece », assemblage de neuf téléviseurs en marche formant ce qu’on appellerait aujourd’hui un mur vidéo. Ce mur devait être recouvert par une bâche en plastique. D’une manière caractéristique chez lui, Brecht définit un cadre formel, à l’intérieur duquel existe toute une série de possibilités de déroulements. » Mais, comme le précise l’historien, c’était le moniteur en tant qu’objet qui l’intéressait. Les images émises par le téléviseur ne jouaient aucun rôle dans l’œuvre telle qu’elle était conçue.
Réalisant sa première expérience sur des tubes cathodiques en 1962, Nam June Paik est donc bien l’inventeur de l’art vidéo, celui qui immédiatement découvre sa spécificité et un large spectre de ses possibilités. Pour sa première œuvre dans le domaine qui nous occupe, à la galerie Parnass de Wuppertal, il met en scène douze moniteurs modifiés auxquels il fait subir toutes sortes de brouillages, les spectateurs étant conviés à intervenir sur les moniteurs en appuyant notamment sur les boutons de réglage.
Contrairement à Vostell et à Brecht, Nam June Paik explore donc les possibilités de production d’images et installe sa recherche au cœur même de la vidéo vivante. Enthousiaste, il s’écrie : « Il existe autant de types de circuits TV que de fromages français ! ».
En 1972, il construit avec Shuya Abe, ingénieur, l’un des premiers vidéo synthétiseurs qui va lui permettre de retravailler avec une virtuosité folle et une invention toute aussi étonnante, les images vidéo. De 1973 date l’une de ses œuvres les plus célèbres : « Global Groove », exercice virtuose et jubilatoire, qui claque comme une annonce de son intérêt pour la communication globale, via les satellites, qu’il développera considérablement après.
Paik, c’est une énergie et un flux ininterrompu d’images, de distorsions, d’accélérations, de simultanéités, de vibrations, de fraîcheur, d’humour, d’enthousiasme. Paik c’est le Picasso de la vidéo.
Après lui, après les grands défricheurs que furent aussi Nauman, Acconci, Steina et Woody Wasulka et quelques autres, la vidéo empruntera des voies relativement diverses, liées parfois à l’art social, parfois aux arts de la scène, pour se diviser en trois grandes directions :
1) L’installation. Elle est liée à la sculpture avec l’utilisation fréquente de plusieurs moniteurs ou de plusieurs écrans dans l’espace. Se sont illustrés dans ce domaine Vostell, dès 1958, avec ses moniteurs pris dans des blocs de béton, Nam June Paik avec ses robots, son fameux Bouddha faisant face à une caméra vidéo, ses moniteurs installés au fond du Forum du Centre Pompidou dont les écrans étaient tournés vers le plafond, Bill Viola ou Douglas Gordon qui installent, au milieu de l’espace où ils exposent, plusieurs écrans parmi lesquels le spectateur circule… L’installation vidéo tend aujourd’hui à disparaître même si en Chine, au contraire, cette tendance, s’accélère et s’accroît et si, en France, Pierrick Sorin creuse encore, dans ce domaine, une voie originale avec le succès que l’on connaît.
2) La vidéo monobande qui est celle dont on parle ici et qui est exposée, qui constitue un concentré des deux autres, à la fois plus léger et plus libre, où s’exprime au mieux la spécificité du médium, entre l’attention sensible de Marylène Negro fascinée par le déplacement d’un reflet de soleil sur son lit et les véhémences « hénaurmes » de Paul Mc Carthy et Mike Kelley, entre les glissements subtils qui modifient chaque geste répétitif chez Nicole Tran Ba Vang et les violences enchaînées de Lee You-kyung,
entre les gags ultracourts de Ruggirello et les divines longueurs de ceux de Fischli und Weiss, entre les flashes explosifs de Zhou Yi et le charme planant des brumes de Brigida Baltar, entre la beauté retenue, très simple, de Liu An-chi et les virtuosités de Nam June Paik, entre les cheminements hallucinés de François Turgis et les déambulations farcesques de Shimabuku.
3) La vidéo-projection. Elle a eu la faveur des jeunes artistes dans les années 90 et peut-être encore aujourd’hui. Voyez Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Steve Mc Queen, Sam Taylor-Wood, Magnus Wallin, Eija-Liisa Ahtila, Gillian Wearing, Ene-Liis Semper, Feng Mengbo, Anri Sala. Cette façon de montrer la vidéo en projection sur les murs des galeries ou des musées a tenu et tient encore, dans ce domaine, le rôle que le grand format a tenu à la fin des années 70 dans la photo. Il y a là une façon de se saisir du mur, d’affirmer une monumentalité, et, parfois, de palier certaines carences qu’on a connues dans les années 70 et après… On peut dire que là s’opère un glissement vers le cinéma, avec, sur les cimaises aujourd’hui, des avortons de films qui rêvent aux grands.
Un cinéma pauvre ?
Non.
Mais, de la pauvreté, parlons-en. Beaucoup d’artistes jeunes, en effet, lorsqu’ils évoquent la vidéo, mettent en avant cet aspect non négligeable de la question : la modicité de ses coûts de production. Je me souviens que cet aspect de la question était aussi avancé par Gilbert and Georges lorsqu’on leur demandait pourquoi ils étaient devenus des « sculptures vivantes ». La modicité du coût de production d’une œuvre représente pour l’artiste une liberté formidable.
La vidéo est bon marché. Elle est maniable. Elle est facile d’emploi. En fait n’importe qui peut faire de la vidéo.
Suffit de décider, de mettre une cassette et d’appuyer sur un bouton. Est-ce pour cela que les artistes vidéo prolifèrent à ce point ?
Probablement. On le voit où que l’on aille : nulle part ailleurs que dans ce domaine le n’importe quoi considéré comme un des beaux-arts ne s’est aussi bien porté.
D’où la nécessité de faire le tri, de chercher à se repérer, d’examiner cette fameuse vidéo de la façon la plus large, mais aussi la plus exigeante qui soit.
C’est ce que se propose de réaliser cette exposition non pas sous la forme d’un bilan qui se prétendrait exact et complet, mais sous celui d’un libre parcours, d’une exploration à travers la multiplicité des regards. Façon de débusquer les spécificités, les chemins qui bifurquent, les échappées possibles, les densités souhaitables. Ce qu’elle fut, ce qu’elle est, ce qu’elle sera peut-être.
Et cela dans le plus grand nombre de pays possible : le Brésil, l’Allemagne, l’Italie, la Russie, la Corée, Israël, la Palestine, les USA, la France très active dans ce domaine de même que la Chine qu’on connaît si mal, d’hier à aujourd’hui, c’est-à-dire des premiers pas de Nam June Paik aux coups d’éclats de la jeune Zhou Yi, 23 ans.
On verra que la possibilité d’effacer les images, de les refaire et de ne rien tenir pour définitif et acquis, en somme, induit de nouvelles façons d’œuvrer dans le territoire de l’art. L’industrie du disque ne nous a-t-elle pas montré que si Arthur Schnabel attendait toute une vie pour nous offrir « son » opus 109, sa version de la « Hammerklavier », déjà Karajan nous proposait je ne sais combien de versions des symphonies les plus célèbres et les jeunes chefs ne sont pas loin de nous proposer cela tous les trois-quatre ans. On pouvait parler de « sommes », on parlera de moments dans le flux du vivant.
La vidéo est à l’unisson de ces comportements.
On peut condamner tout cela si l’on croit que l’art tutoie l’éternité. On s’en accommodera fort bien, en revanche, si l’on voit que l’art peut aussi s’accorder à l’éphémère dans ses plus beaux moments. Miracle d’un air de Mozart, par Stich-Randall, un soir d’été, à Aix, d’un spectacle de Tadeusz Kantor avec l’artiste sur scène, en montreur de marionnettes, d’une fête organisée par Lully dans un jardin de Le Notre, d’une intervention somptueuse, toute en miroirs, de Buren, à Bordeaux. Tout cela a, aujourd’hui, disparu.
Cette capacité d’effacer les images à volonté et de les refaire dans le même mouvement, participe d’une « désacralisation de la valeur matérielle de l’objet d’art », comme le dit très bien Nicolas Moulin qui s’en réjouit. « Ça m’intéresse de travailler avec des « données ». J’ai une caméra numérique avec seulement des 0 et des 1. J’aime bien cette idée. Avec le cinéma on est dans une Histoire qui a cent ans ; avec la vidéo c’est à peine trente. Je suis dans une autre Histoire. La vidéo qu’on montre dans cette exposition où je joue autour du faux document scientifique, si je faisais ça en film, je serais dans un autre registre, complètement. »
C’est que l’image filmique s’inscrit dans le ruban cellulosique et que les « données » vidéographiques sont à la fois partout et nulle part, flottantes, des fantômes d’images, des âmes errantes dirait Klossowski. C’est que l’image vidéo dit autre chose. Nous parle du virtuel. D’un monde en mutation où la notion même de réalité est en question. « Quand il y a eu l’attentat des Twin Towers, m’a dit Nicolas Moulin, j’étais à la FNAC. J’ai relevé la tête, j’ai regardé cela et j’ai continué à acheter comme si j’avais vu un film. » Il n’est pas le seul à avoir vécu l’évènement ainsi : la réalité, pour beaucoup, est, aujourd’hui perçue comme attraction. Attraction l’art même, comme l’a traité Gianni Motti, détournant un car de touristes japonais pour leur faire visiter une exposition d’art contemporain.
Faut-il relier les deux choses. C’est une tendance forte, chez les artistes utilisant la vidéo, d’aller puiser dans le stock d’images existantes du cinéma. Les sortant de leur contexte, on en fera des icônes mais qui ne signifient plus rien de fictionnel. Simples épiphanies.
C’est en touriste qu’on visite les archives du film, volant des images pour s’introduire dedans, en personnage, comme Matt Marello, ou pour mettre un moment en boucle ou pour le ralentir jusqu’à l’arrêt planant, jusqu’à la photographie peut-être. On parcourt ces archives comme on visite des sites, en internautes. On se comporte en DJ , mixant, remixant, moulinant des sons et proposant, après cela, son cocktail.
Pas de salles obscures pour la vidéo : on la met n’importe où, presque en plein soleil. Le « black cube » a remplacé le « white cube » avait-on dit à la dernière Biennale de Venise qui consacra le triomphe de la vidéo. Non. Pas de grand cérémonial, avec ouverture du rideau, séances à horaires fixes. Comme chacun peut le constater, la vidéo on ne s’installe pas vraiment pour la regarder. On circule autour, on y jette un coup d’œil (comme à un tableau d’ailleurs), on s’en va, on revient. On picore.
On parlera de regard fragmenté.
La projection ? Une survivance, un machin lourd, d’un autre âge, inadapté à la légèreté des technologies nouvelles.
Ce qui lui convient le mieux, c’est l’écran de l’ordinateur, tout ce qui est portable, mobile, autonome, l’écran de la caméra numérique même.
« Je tourne avec ma caméra DV, je balance tout sur mon ordinateur et je rebalance sur ma DV le montage final. Sur cet écran, sur ma caméra, j’ai le meilleur regard sur ma bande, dit Alain Declercq. Un regard très intime : c’est celui qui me satisfait le plus. Plus proche du tableau ou de la photo. Comme les vidéos sont souvent lentes, qu’il ne se passe pas grand chose, juste un petit évènement, j’aime bien ces petites choses autonomes. »
Voici donc cet art fragile que certains disent « impalpable » (ceux qui pratiquent le montage analogique), artisanal par rapport à l’industrie cinématographique, idéal pour explorer la sphère de l’intime et l’environnement immédiat, familial même, souvent. Voici donc cet art de la consommation d’image, de la surconsommation même. Voici des gros plans, des gestes isolés au ralenti, qui se répètent, voici des fragments mis en boucle, des saisies, des prédations, des extraits de films, des compiles, des remix, des collages, des moments arrêtés, suspendus, des gags, voici des airs connus et puis des découvertes.
Voici la vidéo.
C’est pas du cinéma.
Michel Nuridsany
Les artistes
Bas Jan ADER, Primary Time, 1974
Sandy AMERIO, Waiting Time/Romania, 2001
John BALDESSARI, A 20, 1975
Brigida BALTAR, A coleta da neblina, 1996-2001
Taysir BATNIJI, Gaza, journal intime, 2001
Olaf BREUNING, Ugly Yelp, 2000
Roderick BUCHANAN, Soda Stream, 1995
Hsia-fei CHANG, Big Thunder, 2001
Yae-hee CHOI, La vie en rouge, 2001
Claude CLOSKY, Offensives, 1997
Serge COMTE, Tout doux Martial, 1993
Cyril COSSU, Tableaux vidéo, 2001
Didier COURBOT, Le temps de Claire, 1995
Xiuwen CUI, Lady’s, 2000
Alain DECLERCQ, Escape, 2001
Ninar ESBER, À mon seul désir, 2000
Marina FAUST, Maggie Mooney, 2001
FISCHLI und WEISS, Der Lauf der Dinge, 1987
Paul-Armand GETTE, La montre de Paul-Armand Gette, 1985
Graham GUSSIN, Spill, 1999
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Gary HILL, Mediations (towards a remake of sandings), 1979-86
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Mike KELLEY / Paul McCARTHY, Heidi, 1992
Ji-hyun KIM, The Women World, 2000
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Violetta LIAGATCHEV, Mikrokosmos, 1996
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Gianni MOTTI, Estamos Comigo Columbia, 1997
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Commissariat
Michel NURIDSANY