Artiste-professeur invité

2008 - 2005

André S. Labarthe

Né en 1931 à Oloron-Sainte-Marie (France)

Critique aux *Cahiers du cinéma (version « Cahiers jaunes ») il a créé, avec Janine Bazin, la série Cinéastes de notre temps qui, de 1964 à aujourd'hui, explore l'œuvre des plus grands cinéastes (Ford Cassavetes, Scorcese, Hitchcock, Walsh, Godard, Franju, Welles, Moretti, Cronenberg, Melville...). *Il collabore à l'émission Cinéma Cinémas de 1982 à 1991 et réalise de nombreux films consacrés à la danse (Carolyn Carlson, Patrick Dupont, Sylvie Guillem...), à la peinture (Kandinski, Rauschenberg, Tapies...) ou à la littérature (Bruno Schulz, Georges Bataille, Sollers, Artaud...).

Le plaisir de tourner

Les cinéastes sont des gens sérieux. Ils savent que toutes les manipulations en quoi consiste leur travail n'ont d'autre justification que la réussite de l'effet produit. Ils savent, en somme, que le cinéma repose sur ce qu'on pourrait appeler une science des effets.

En cela, ils ressemblent aux cuisiniers. Ou aux jardiniers. Quand Le Nôtre (le jardinier) dessine les bosquets de Versailles, à la fin du XVIIe siècle, quand Le Nôtre (la pâtissier) met au point la formule de sa célèbre Feuille d'automne (à base de meringue, de vanille et de mousse au chocolat), quand Hitchcock (le cinéaste, pas le gastronome) médite, prépare et affine les dispositifs qui lui permettront de réaliser les Oiseaux, il est clair qu'ils n'ont qu'une chose en tête : le plaisir de ceux à qui ils destinent leurs œuvres. Il est devenu banal de le dire, ce qu'Hitchcock met en scène, dans les Oiseaux, ce n'est ni Tippi Hedren, ni Rod Taylor : c'est le spectateur.

Dès lors, il importe peu que le cinéaste ait souffert mille morts à agencer les ressorts de son film. Peu importe, également, le plaisir qu'il a pu prendre à en mesurer les effets. Qui tolèrerait que Madame Bovary sente la transpiration de Flaubert ? Ou l'Education sentimentale, les odeurs de sa cuisine ? Chez nous, en Occident, le travail et le plaisir du travail n'ont pas bonne réputation. L'art s'est longtemps jugé au soin qu'apportait l'artiste à effacer les traces de son travail. Il y avait de bonnes raisons à cela : c'est que le plaisir que nous prenons à un film d'Hitchcock, ou de Bresson, ne reproduit ni ne prolonge celui qu'a pu prendre le cinéaste à son travail. L'un et l'autre ne sont pas de même nature.

Cependant, il arrive que les cinéastes s'amusent, et, chose plus singulière, que le plaisir qu'ils prennent à filmer nous atteigne directement. Comme si Renoir, Rouch, Ford et Rivette n'avaient de message plus précieux à nous transmettre que celui d'un plaisir partagé (...)

Il faut avoir vu Cassavetes expliquer comment se passait le tournage de Faces, entièrement filmé et monté dans sa maison de Woodrow Wilson Drive, à Hollywood, pour comprendre que seul le plaisir -- un plaisir exigeant, mêlé d'angoisses et de doutes -- peut expliquer la prodigieuse énergie, l'insatiable appétit de vivre, qui circule dans ses films -- fussent-ils les plus tourmentés.

Il est enfin un autre genre de plaisir auquel peu de cinéastes sont capables de renoncer. Il tient à la fois aux origines foraines du cinéma et à son fondement mécanique. C'est le plaisir de tourner la manivelle, que les caméras modernes ont relégué depuis longtemps dans le placard à balais mais que le cinéaste peut encore reproduire dans sa salle de montage en faisant aller et venir sur sa Moritone le petit train à vapeur qui, un jour de 1895, arrivait en gare de La Ciotat.

Plaisir naïf mais inusable, qui renvoie aux tout premiers plaisirs de l'enfance, lorsque, bébés, nous nous enchantions de ces étranges oiseaux qui voltigeaient au-dessus de nos têtes et dont nous découvrions peu à peu que c'était nos mains.

ASL.


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